08 juillet 2013

Une lecture critique des Masques de Nyarlathotep – 3

Ce billet fait suite à celui-ci.


Je continue donc ma lecture des fascicules de la campagne…

Le Kenya : on n’échappera pas à ce pays, puisque c’est là que l’expédition Carlyle a été « massacrée ». Comme pour les précédents, je trouve le contexte très intéressant. Je note d’ailleurs que je suis tout autant emmené par les textes que par les nombreuses photographies de rues et de paysages… Une situation vraiment intéressante : que les PJs soient accusés d’être des incendiaires. Le contexte, entre ville blanche, brune et noire à Nairobi pose d’intéressantes situations, surtout si les PJs sont coincés par les préjugés racistes de leur temps (les leurs et ceux de leurs interlocuteurs). On trouve aussi un gros rituel à interrompre, ce cliché m’ennuie.

La Chine : là encore, contexte passionnant, entre concessions, banditisme, luttes de sectes. Je trouve que, comme pour le Kenya, on peut parvenir à imaginer comment un culte sanguinaire parvient à prospérer sur ce terreau. J’aime bien les érudits locaux proposés, les militants prêts à faire le coup de main, le personnage de McChum, les navires mystérieux. Scénaristiquement, Brady qui se cache et cherche à récupérer sa bonne amie est un classique qui peut marcher.
Comme dit précédemment, je me passerai volontiers de la fusée et de tout le bazar autour du moteur au radium de la Dame Noire.

L’Australie : bis repetita, bon contexte, une idée de situation intéressante : des excavations par les méchants dans la cité de la Grande Race, qu’il faut un peu travailler pour éviter que ce soit un replay des Montages Hallucinées. Pour une fois, j’aime bien aussi une des histoires des fausses pistes, celle avec les abos qui font un casse dans un musée.

Ma conclusion sur la campagne : j’en ressors avec une impression de fausse complexité. Beaucoup de blabla, beaucoup de lieux, de PNJs, mais peu de scènes, peu d’idées de mise en scène. Je suis bien conscient que ce genre de campagne bac à sable était tout à fait original pour l’époque. Maintenant, ça me paraît être un produit très daté, correspondant à l’époque étudiante du jeu de rôle : il faut du temps, un MJ très motivé, et l’envie de se coltiner certains des pires clichés des tentaculeries. J’ai eu un vrai plaisir à le lire, le travail éditorial est remarquable, mais le tout dégage une impression de fausse abondance et de vraie confusion.
Le scénario, assez simple, peut se résumer à ceci : les PJs découvrent un réseau mondial de cultes dédiés au Mal, ils parcourent le monde en avion/voiture/liner/chameau, combattent les méchants et sauvent la planète, empêchant le Grand Rituel. Malheureusement, ce trip-là ne me fait pas très envie…

Réflexions sur les cultistes
Je me permets de citer une conversation (publique) avec Tristan Lhomme :

Le "cultiste" de Cthulhu est l'équivalent du gobelin d'AD&D, le figurant disponible en masse qui sert essentiellement d'obstacle ou de chair à canon. Je n'ai jamais pu les blairer sous cette forme. A une époque, les gens de Pagan Publishing ont tenté d'écrire des scénarios avec des sectateurs un peu plus évolués. Le résultat était, en gros "nous sommes des gens normaux qui suivons une religion minoritaire, mais sans arracher le coeur de personne, hein, on prépare juste la fin du monde lors de réunions Tupperware présidées par un Grand Ancien". C'était pire que le gobelin à 10 PdV : c'était chiant. "Donc, vous repérez ce dentiste comme un gros bonnet potentiel de la secte. Vous le suivez ? Parfait, il va à son cabinet et y passe la journée, et puis le soir, il rentre chez lui, achète un bouquet de fleurs pour sa femme, embrasse son fils... et rebelote le lendemain. Si vous tentez de vous en approcher, vous pouvez prendre rendez-vous pour vous faire soigner les dents. Ah, et il joue au bridge une fois par semaine."

Ces temps-ci, je suis titillé par l'idée d'écrire un scénario où les investigateurs feraient du cultbusting, et trouver la bonne approche pour le culte est mon plus gros obstacle. Le faire à l'ancienne, avec des cultistes baveux ? Non. Pousser la normalité jusqu'à la dentisterie ? Non plus.

Le jeu de rôle fait une grande consommation de clichés, nécessaires à l’imaginaire partagé. Comment exploiter celui-ci ?
Soit un membre du culte de la langue sanglante. Immigré kenyan à New York, travaillant aux docks. Ayant peut-être de la famille quelque part. Qu’est-ce qui le pousse à participer à des meurtres collectifs ?
Ecartons deux réponses : « il est fou » et « il est primitif/noir/sauvage/superstitieux ».
Les gens adhèrent à des sectes parce que ça leur apporte quelque chose, même si ce n’est qu’un mensonge. Dans son culte, notre bonhomme trouve déjà des amis, de la sociabilité. Puis il se rend bien compte que son maître peut beaucoup, plus que le prêtre chrétien ou que le sorcier animiste. Le guérir de manière extraordinaire, lui donner des visions exaltantes, lui apporter une chance de fortune et des satisfactions sexuelles. Lui donner du pouvoir par rapport à ses égaux. Et à partir du moment où notre bonhomme a associé son groupe et toutes les satisfactions de son existence (difficile), on comprend qu’il le lâche difficilement, voire même qu’il prenne des risques à commettre des agressions passibles de peines douloureuses.
Je voudrais qu’il puisse être tentant pour un PJ un peu perdu de rejoindre le culte.

Les cultes présentés dans cette campagne semblent tous avoir comme point commun un retour à une forme de communion plus directe aux forces de la terre et de la nature. Un rejet de la modernité. Ce sont des cultes d’hommes (il ne fait pas bon d’y être une femme), de paumés qui se voient privés de leur pouvoir traditionnel. Tout ça me paraît juste.

La magie
L’utilisation de la magie dans ces histoires m’ennuie. Je vois le contexte lovecraftien comme plutôt science-fictif et je pense que la plupart des choses vues comme « magie » relèvent de formes de vies étranges et de technologies incompréhensibles. J’aimerais que les éléments fantastiques de la campagne aient une forme de cohérence et éviter le TGCM (Ta gu* c’est magique), de même que le TGCE (Ta gu*, c’est extra-terrestre). Je suis embêté par la ceinture magique qui traverse les siècles et qui est indestructible par des moyens conventionnels. Si elle était presque entièrement décomposée, un vrai trésor archéologique, protégé avec ardeur par des scientifiques sûrs de leur bon droit, elle m’intéresserait beaucoup plus. Rien de plus ennuyeux qu’on objet indestructible (sinon, peut-être, un rituel à interrompre).

Reprenons donc un peu le contexte du « mythe » (même si je pense que les récits de HPL n’ont pas spécialement à être considérés comme cohérents). Les Montagnes Hallucinées nous apprend qu’il a existé autrefois une race puissante, les Anciens, très doués dans les sciences de la vie. Anéantis ensuite par une guerre contre d’autres choses extraterrestres (les Grands Anciens, pour faire simple). Le temps a passé, tout cela dort ou alors rampe dans les ténèbres au-delà de notre regard, et la plupart des gens ne veulent pas voir. On sait que certains de ces peuples pratiquent la métempsycose et voyagent dans le temps à travers certains d’entre nous. D’autres ont construit des cultures, invisibles à notre regard (les Profonds, les Hommes Serpent). Se rendre compte de tout ça, de ces présences que l’on distingue dans le passé de l’humanité, est un vrai choc pour les esprits rationnels, pour les gens sains et civilisés. Le monde est grand, absurde, incompréhensible et des dieux horribles se cachent juste là, derrière notre perception…

Retour sur la campagne

Maintenant, imaginons un riche playboy américain, un héritier blasé et ennuyé, attirant dans son entourage des types un peu louches, férus de sciences occultes, de satanisme… Imaginons qu’il tombe sur une immigrée kenyane fascinante, dotée de visions puissantes. Et que celle-ci entraîne notre millionnaire dans ses visions. Un médecin jungien un peu trop fumé, un anglais décadent  égyptomane… Un assemblage qui n’aurait pas dû avoir lieu.
En Egypte, lors de fouilles inspirées par M’Weru, ils plongent dans le passé (sans doute par échange d’esprits) et apprennent des secrets de la bouche d’un serviteur du Pharaon Noir. Ils partent pour le Kenya, rejoignent une région où la terre et l’atmosphère ont des propriétés physico-chimiques particulières. Là ils manifestent quelqu’un. Né du sang, de la boue, de connaissances saisies sous des visions terribles. Hypathia Masters s’unit (est forcée de s’unir ?) avec celui qui vient de loin. Et qui commence, à pied, à descendre la vallée du Nil, depuis la lac Victoria. On l’appelle Nyarlathotep.
Ce n’est pas la première fois qu’il apparaît dans l’histoire de l’humanité. Il est là, inspirant les hommes à l’esprit faible, soufflant des idées terribles pour le service de ses Maîtres Endormis. Maintenant, il vient de s’incarner.

Nyarlathotep vint dans les pays civilisés, basané, mince et sinistre, achetant sans cesse d'étranges instruments de verre et de métal, qu'il combinait en nouveaux instruments plus étranges encore. Il parlait beaucoup de sciences (d'électricité et de psychologie) et faisait des démonstrations de puissance qui laissaient ses spectateurs sans voix et firent croître sa renommée dans des proportions inouïes.

(au passage, le texte mentionne 27 siècles, ce qui indique qu’il ne remonte pas si loin que la campagne le dit, plutôt vers -800)

Que sont ces étranges machines qu’il combine ? Comment fait-il pour obtenir une telle fascination ? On peut penser qu’il donne accès à des visions d’autres esprits. Que lors de ses conférences quelques esprits faibles, illuminés, gagnent des connaissances, du pouvoir ?
L’Ankh (voir mon article précédent) serait une sorte de super scientologie, dont les membres les plus atteints ne clignent jamais des yeux. Certains de ses membres se réunissent autour de machines à électricité statique provoquant (l’œil de Râ ?) provoquant un puissant sentiment de détente, en écoutant sur des phonographes les discours crachotants du Maître de Sagesse. La société de l’Ankh joue en bourse sur des principes mathématiques étranges (qui la rendent riche…), Nyarlathotep lui-même dispense aux plus proches d’étranges baumes et drogues qui transforment et guérissent les corps. Il marche dans le monde, apportant des visions sereines là où il n’y a que de l’inquiétude, parlant autant aux pauvres qu’aux riches. Les gouvernements l’aiment bien, ce « sage » prêche une forme d’individualisme, de respect de la richesse donnée, il donne un espoir illusoire.


Que l’Ankh s’appuie sur des mouvements violents, des cultes, des sectes sanguinaires (pour produire ses artefacts, ses drogues, ses pouvoirs ?), personne ne le voit, personne ne veut le voir. Que ses leaders populaires, soudain éveillés par N, soient prêts à renverser l’occident affaibli par où il est faible. Et si l’éclipse de 1926 était le signal donné à un l’apparition de mouvements politiques inspirés par l’Ankh, prenant le pouvoir à Shangaï, au Caire, à Nairobi… ? Si les PJs appartiennent à une forme d’élite blanche et riche (comme c’est probable s’ils sont dans l’entourage d’Erica Carlyle), cette forme de super-bolchevisme leur apparaîtra comme terrifiante.

Plus d’idées, peut-être, plus tard, si tout ça s’avère être plus fécond qu’une simple rêverie en lisant du jeu de rôle.

La tension générale était horrible. A une période de bouleversements politiques et sociaux vint s'ajouter la crainte, bizarre et obscure, d'un abominable danger physique, répandu partout, menaçant tout. (…) Un monstrueux sentiment de culpabilité s'étendait sur tout le pays, et des abysses entre les étoiles soufflaient des vents glacés qui faisaient frissonner les hommes dans des lieux sombres et solitaires. L'enchaînement des saisons connut des altérations démoniaques : la chaleur de l'automne persista d'effrayante façon, et chacun sentit que la terre, et peut-être l'univers avaient échappé au contrôle des dieux, ou des forces, inconnus, pour passer sous celui d'autres dieux, d'autres forces, qui restaient ignorés.

Comment manifester par exemple cette inquiétude, cette culpabilité ? Si Nyarlathotep surgissait maintenant, comme dans le scénario de Tristan, il serait sans doute très populaire… Mais les années 20 pourraient être un intéressant reflet de notre temps.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire